All or Nothing / Tout ou rien
1 mai au 30 juillet, 2020
Produit Rien
6909 rue Marconi
Montréal, QC, H2S 3H5
photos: Paul Litherland
Texte de Don Goodes, commissaire, 2020
Si vous aviez mis les pieds dans cet espace de la rue Marconi à Montréal un an plus tôt, juste après que Paul et Karen ont acheté le bâtiment, vous auriez été envahis par une forte odeur de moisissure émanant de la zone de production derrière les bureaux aux murs lambrissés de l’usine de tofu Produits alimentaires Oriental(e). De l’équipement en acier inoxydable et des poches poussiéreuses de soya encombraient l’espace. On aurait dit que l’eau s’infiltrait de partout sous le plancher inégal en béton. Pour un couple, tout projet de rénovation d’un bâtiment représente un défi. Dans le cas de Paul et Karen, cela a mis en évidence la complémentarité de leurs forces et de leurs compétences. Il en a résulté un lieu complètement transformé. Puisqu’il s’agit de la première exposition dans ce nouvel espace, il semblait approprié qu’elle mette de l’avant leur travail et les rapports qu’ils entretiennent comme couple d’artistes. Plusieurs couples d’artistes sont entrés dans l’histoire. En 2018, le Centre Pompidou-Metz présentait Couples modernes, où on pouvait voir les œuvres de quarante couples issus des arts visuels, de l’architecture, du design, du cinéma et de la littérature. La sélection s’est faite parmi les 200 couples figurant dans un livre paru la même année : Couples modernes 1900-1950. Dictionnaire des couples d’artistes de la fin du XIXe à la première moitié du XXe siècle.
Paul et Karen ne forment pas un couple d’artistes de type fusionnel comme Marina Abramović et Ulay qui sont essentiellement le sujet de leur œuvre. Ils ne travaillent pas non plus en collaboration comme le font Gilbert et George ou leurs pairs Janet Cardiff et George Bures Miller ou Stephen Lawson et Aaron Pollard du duo 2boys.tv. Paul et Karen ont une approche distincte à leur pratique respective.
Le récit de tout couple se développe au fil des ans; le leur est clair : Karen travaille fort et Paul produit presque par accident. Paul est aux prises avec un dilemme moral dans lequel il se demande comment « justifier » faire de l’art. Karen, pour sa part, assume entièrement son statut d’artiste. Karen crée sans cesse; elle travaille dans son studio tous les jours. Paul affirme qu’il « fait semblant » d’être un artiste pour être en mesure de produire. Ils n’essaient pas d’entretenir un dialogue direct sur l’art de l’un et de l’autre.
Dans une optique politique, ce conflit apparent comporte un avantage, mais à des lieues de la notion idéalisée du couple romantique et harmonieux. Cette construction sociale a été vertement critiquée par les féministes qui y voyaient un mode de subordination patriarcale des femmes, et par les théories queer qui l’associaient à une binarité hétéronormative. Conscients de ces critiques, Paul et Karen ont en quelque sorte épousé la cause : dans leur art, comme dans leur couple, chacun a sa propre identité. L’exposition présente des regroupements d’œuvres des deux artistes. L’accrochage fait appel à une symétrie bilatérale afin d’expliciter l’intention derrière les regroupements. Deux œuvres d’un des artistes encadrent une œuvre centrale de l’autre, tel un triptyque. Il en découle une certaine harmonie visuelle en dépit de la dissimilitude des œuvres, offrant une occasion de réfléchir aux différences entre elles, mais aussi à ce qui les relie.
Paul et Karen sont deux personnes et deux artistes très différents. Si leurs différences sont en surface, ce qui les unit se trouve à un autre niveau.
LES REGROUPEMENTS
1 Affirmation de soi
Ces œuvres nous interrogent directement. Karen, par la matière et le volume; Paul, sur le plan de la photographie. Les épaules dans les trois œuvres se font écho les unes les autres dans leur carrure par rapport au spectateur. Au-delà de ce rapport formel, notons que les artistes se moulent tous les deux eux-mêmes. Karen, corporellement, grâce au moulage de papier et Paul, métaphoriquement, en se costumant pour se photographier incarnant divers personnages, la « Diesel Queen» et « The Schoolboy ».
2 Dialectique appliquée
Une certaine dialectique émane de ce groupe d’œuvres : un tiraillement entre le ciel et la terre, entre être « enraciné dans la terre » ou « perdu dans le ciel ». On tend à associer Paul au ciel et Karen, à la terre, mais il y a un chevauchement. Le ciel est présent dans le paysage de Karen. On entend son appel au-delà de la ligne d’horizon. La présence de la terre est implicite dans les œuvres de Paul ; elle est même cruciale. C’est la force de gravitation exercée sur les corps humains.
La dialectique se rapporte non seulement au sujet des œuvres, mais à la façon dont elles nous affectent. Devant les photos de Paul, le spectateur ressent une ambivalence entre la beauté des silhouettes suspendues dans le ciel bleu et l’anxiété cauchemardesque de tomber sans parachute. Dans l’œuvre de Karen, la tension est plus interne. L’image photographique saisit éloquemment un instant singulier et subtil : une mince couche de neige printanière recouvrant un champ. Ensuite, il y a la magnifique étendue de papier fait main sur lequel la photo est imprimée. Deux forces contraires s’exercent. Le désir de décoder l’illusion imagière est perturbé par les somptueuses textures du support matériel. D’ailleurs, Karen ne nous le laisse pas oublier. En retour, la texture du papier évoque la texture de la terre, ramenant l’attention à l’élément photographique. Observer ces deux états dans chacune des œuvres simultanément suscite une certaine fascination.
3 Pointer, transformer
Il existe une relation manifeste entre ces œuvres : les arbres en sont le sujet. L’attrait que les artistes éprouvent pour les arbres témoigne d’un intérêt partagé et de leur sensibilité envers la nature. Bien sûr, les résultats sont très différents. Ce regroupement met en opposition la façon dont Karen et Paul introduisent des œuvres d’art dans ce monde. Le laborieux processus de transformation auquel Karen recourt est mis en lumière par les deux délicates tapisseries. Quant à Paul, dont la photographie non équivoque est magnifiquement imprimée, il semble pointer spontanément à quelque chose qui a piqué son intérêt. Le découpage, le pliage et le tissage minutieux du papier fait main réorganisent complètement, selon un motif complexe, les branches d’arbres qui se profilent sur le ciel. La juxtaposition d’un visuel classique digne d’une publication du magazine Life et d’un arbre poussant dans la plate-bande d’un trottoir en milieu urbain tient d’un simple clic; la photo a été imprimée telle quelle. L’œuvre est fidèle à la tradition de la photographie d’art qui consiste à saisir la beauté et le sens du monde qui nous entoure. Les deux artistes ont créé des images saisissantes.
4 Sensation protégée, idées exposées
Cette collection d’œuvres rompt avec la symétrie caractéristique des autres regroupements. Les deux estampes produites par Karen dans les années 1990 évoquent une certaine passion en raison des couleurs riches et des formes mystérieuses. Il y a un tiraillement dans son nid de papier filé à la main garni d’épines. L’autoportrait aux couleurs saturées de Paul semi-nu, avec toute la vulnérabilité et la gêne qu’il évoque, est photographié dans l’étalage d’un vendeur ambulant au Mexique offrant toutes sortes d’images, entre autres pornographiques. L’œuvre au symbolisme ironique présente un pénis flasque exagérément long s’étalant sur le sol.
5 L’art de rien
Ce regroupement d’œuvres aborde l’approche plus philosophique qu’adoptent Paul et Karen dans la création artistique. Ces œuvres traitent toutes de la non-existence ou du néant. Pour Paul, il s’agit du questionnement récurrent de l’émergence de la valeur et du sens en ce monde, et de son rôle dans ce processus. Paul confère le statut d’œuvre d’art à un étrange rebut en vinyle au faux-fini bois. L’ironie du résultat réside en ce qu’on nous demande de s’interroger sur le sens de ce qui en est dénué. L’œuvre de Karen, Nothing x 2, est également ironique. Le mot « nothing » (rien) est inscrit dans le vide de papier moulé. Il est à la fois présent et absent. Comme dans plusieurs de ses œuvres, Karen se sert de la tension entre la puissance et la faiblesse des mots et du langage pour exprimer quelque chose de profondément personnel. Les dilemmes existentiels des deux artistes persistent.
6 Humour impertinent
Le travail des deux artistes trahit leur côté impertinent. Paul les appelle ses « trucs ponctuels » (one-offs) et Karen, ses « petits riens ». Les œuvres de ce regroupement sont autoréférentielles et humoristiques. À l’aide d’un crayon, Karen extrude du papier filé composé de pages de livres pour créer un cercle, comme un serpent mordant sa propre queue. De façon ludique, la dernière lettre de mots commençant par « S » est déplacée au début pour créer de nouveaux sens. Les dessins délibérément ratés de Paul et les boutons « laids » et « beaux » qu’il a peints commentent son ambivalence par rapport à la création artistique et la présence d’ironie à titre de stratégie pour résoudre cette ambivalence.
Traduction de l’anglais : François Nobert
Text by Don Goodes, curator, 2020
If you had walked into the space a year earlier, just after Paul and Karen bought the building on Marconi Street in Montréal, you would have been overcome by the dense odour of mold coming from the production floor behind the wood-paneled offices of the Produits alimentaires Oriental(e) tofu factory. The space was filled with stainless steel equipment and dusty bags of soya. Water seemed to be spilling out everywhere onto the uneven cement floor. Any building renovation can be challenging for a couple. For Paul and Karen it brought out their complementary strengths and abilities. The result is a total transformation of the space.
This is the first exhibition in their new space, and it is thus appropriate that it be about their work and the connections between them as an artist couple. There is a long history of artist couples. In 2018, the Centre Pompidou-Metz presented Modern Couples an exhibition of the work of forty visual artist, architect, designer, cinematographers and writer couples. It was a selection from the 200 artist couples in the book Couples Modernes 1900-1950 – Dictionnaire Des Couples D’artistes De La Fin Du Xixè À La Première Moitié Du Xxé Siècle, which came out the same year.
As artist couples go, Paul and Karen are not the fusional type like Marina Abramović and Ulay, whose work is essentially about their couple. Nor do they directly collaborate together on works like Gilbert and George or their peers Janet Cardiff and George Bures Miller or Stephen Lawson and Aaron Pollard of the art duo 2boys.tv. Paul and Karen have different approaches to making art.
We all have our couple narratives that develop over the years, theirs is clear: Karen works hard and Paul makes things almost by accident. Paul is caught in a moral conundrum in which he doesn’t know how to “justify” artmaking. While Karen completely owns being an artist. Karen can’t stop making art, she sustains a daily studio practice. Paul says he “pretends” to be an artist just to be able to put something out. They don’t try to have a direct dialogue about each others’ art.
From a political perspective, there is an upside for this apparent conflict. It is far from that ideal view of a harmonious romantic couple. This social construction has been thoroughly critiqued by feminism as a means for the patriarchal subordination of women, and by queer theory as a heteronormative binary. Both Paul and Karen are aware of the critique and have embraced it. In their art and in their couple, each maintains their own separate identity.
The show presents a series of groupings which includes works by both artists. Bilateral symmetry is employed in the hanging to make the intention in the groupings clear. Two works of one artist are mirrored around a central work by the other–like a triptych. It makes for a certain visual unity and harmony despite the diversity of the works, and gives the opportunity to consider the differences and the connections between them.
Paul and Karen are two very different people and very different artists. Their differences are on the surface, what unites them is on another level.
THE GROUPINGS
1 Asserting Self
These works engage us directly. Karen in material and volume, Paul photographically. The shoulders in the three pieces echo each other in their squareness to the viewer. Beyond this formal connection, they both are moulding themselves. Karen directly from her body in the paper cast and Paul metaphorically by dressing up and photographing himself taking on different personas, the Diesel Queen and the School Boy.
2 Creating Dialectic
There is a dialectic in this group of works, a push and pull between, sky and earth, between “being rooted in the earth” or “being lost in the sky.” Paul seems to be the sky person and Karen the earth. There is overlap though. The sky is there in Karen’s landscape, calling us beyond the horizon line. The earth is implied and is crucial in Paul’s works; it’s the gravitational pull bringing down the figures.
The dialectic extends beyond their subjects to how these pictures affect us. In Paul’s pictures the viewer is torn between the beauty of these figures suspended in the deep blue sky, and the worst-nightmare anxiety of falling without a parachute. In Karen’s work the tension is more internal. There is the photographic image which so eloquently captures a subtle singular moment, when a thin layer of spring snow falls on a dry field. Then there is the gorgeous expanse of the handmade paper it’s printed on. There’s a push and pull. Our desire to read the illusion of the image is disturbed by the luscious textures of the work’s material support. Karen won’t let us forget either. In turn, the texture of the paper evokes the texture of the earth pulling attention back to the photographic layer. In both works, both states are fascinating to look at simultaneously.
3 Pointing and Transforming
There is the obvious connection in these works: trees are the subject of all of them. The artists’ attraction to trees speaks of a shared interest and sensibility towards nature. Of course the outcomes are very very different. The grouping illustrates the contrast in how Karen and Paul bring an artwork into the world. Karen’s labour intensive and transformative process comes out in the two delicate tapestries. Paul’s spontaneous pointing to something interesting comes out in the beautifully printed and unambiguous photograph.The careful cutting, folding and weaving of the handmade paper completely reorganizes the silhouetted tree branches into an intricate pattern. The found juxtaposition of the classic Life Nature-Library book The Forest with the urban trees growing out of a sidewalk planter was captured in a click and printed as-is. The work is in the art-photography tradition of capturing the beauty and meaning of the world around us. Both artists made striking images.
4 Protected Sensation Exposed Ideas
This collection of works breaks from the classical symmetry of the other groupings. Karen’s two prints from the nineties have a certain passion with their rich colours and mysterious figures. There is a push and pull in Karen’s nest made of hand spun paper lined with thorns. Paul’s awkward and vulnerable semi-nude self portrait, painted in saturated colours, is photographed among a Mexican street vendor’s offerings of pornographic and other images. This work presents the ironic symbolism of an exaggeratedly long penis sprawling limp across the ground.
5 Art from nothing
This grouping of works considers Paul and Karen’s more philosophical approaches in making art. These works all address non-existence or nothingness. For Paul, it is a recurrent questioning of how value and meaning arise in our world, and his role in this process. In this work, Paul elevates a strange, fake-wood-grain, vinyl piece of garbage to the status of art. The result is ironic as we are asked to consider the meaning in something meaningless. Karen’s Nothing x 2 works are ironic as well. The word “Nothing” is written in the empty negative space of the cast paper. It is there and not there. Like many of her works, Karen uses the tension between the power and deficiency in words and language to express things that are deeply personal. For both artists, these existential quandaries won’t go away.
6 Cheeky Sense of humour
Both artists have a cheeky side that comes out in their work. Paul calls it his “one offs”, Karen calls it her “little nothings”. The works in this grouping are self-referential and funny. Karen’s pencil extrudes spun paper, made from the pages of books, creates a circle on the page, like a serpent eating its own tail. In S-words, a letter playfully is moved from the end of the word to the beginning to create new meaning. Paul’s intentionally failed drawing and his painting of “ugly” and “beautiful” buttons are a comment on his ambivalence to artmaking, and the presence of irony as a strategy to resolving that ambivalence.